Étiquettes
catholicisme, Cristeros, famille, femmes, histoire, Jeunesse catholique féminine mexicaine, révolution
Je publie ici un brouillon que j’avais rédigé il y a trois ans lors d’une entrevue avec la fille d’une ancienne présidente de la Jeunesse Catholique Féminine Mexicaine dans les années 1950.

L’insigne de la JCFM de la mère de Teresa* – D.B.
Teresa* est la fille d’une des femmes importantes dans le cadre de mon sujet de thèse. Il y a quelques mois, j’avais machinalement tapé le nom de sa mère sur un moteur de recherche (ça c’est la recherche 2.0 !) et j’étais tombée sur la fiche de sa fille parmi le répertoire des chercheurs de la UNAM. Étant la fille aînée, elle porte le même nom que sa mère. Je lui ai envoyé un mail comme on jette une bouteille à la mer et elle m’a gentiment et très rapidement répondu. Un peu impressionnée qu’une doctorante s’intéresse aux activités de sa mère au début des années 50, elle m’a néanmoins fixé immédiatement rendez-vous pendant mon séjour au Mexique. Sa mère venait de décéder mais ses papiers étaient conservés et en train d’être mis en ordre par sa famille.
Je suis arrivée le jour dit sans m’attendre à grand chose. Quand on fait de la recherche on doit admettre d’avance les échecs et s’ôter toute illusion – mais on n’y arrive jamais complètement et on ne peut s’empêcher de croire à sa bonne étoile – sinon on ne ferait pas de recherche… J’ai été accueillie dans un appartement petit mais chargé de bibelots et de tableaux. Teresa mère habitait dans l’appartement d’à côté. Trois jeunes femmes passaient et repassaient, nous apportaient des petits gâteaux, houspillaient un petit garçon brun ravissant (Armando) mais Teresa m’a apporté elle-même le café lyophilisé et s’est mise immédiatement à raconter.
Bien que spécialisée en biologie, cette femme a un goût prononcé pour l’histoire et est dotée d’une mémoire d’éléphant. J’ai tout enregistré pour n’en perdre aucune miette, ni même son timbre de voix, si vibrant. Et cette entrevue a été infiniment stimulante pour moi, car enfin prenaient vie devant mes yeux des personnes et des situations que j’avais jusqu’à présent péniblement retracées à partir de vieux papiers, en général impersonnels, et des lectures.
Sa famille descend d’une lignée d’hacenderos, des propriétaires terriens du nord du Mexique presque totalement dépouillés à la révolution (1910-1917), et plus loin encore, d’un quasi vice-roi de la Nouvelle-Espagne, c’est-à-dire le représentant du roi d’Espagne au Mexique pendant la colonisation, un Espagnol d’abord installé au Guatemala avec sa famille, nommé vice-roi ou commandant général de l’armée (on ne sait plus) au Mexique, puis fusillé par les armées indépendantistes à Oaxaca en 1812.
« Ses descendants se sont toujours engagés du mauvais côté ». L’un faillit être fusillé avec l’empereur Maximilien à Querétaro en 1867 (mais il eut la « chance » de mourir d’une crise cardiaque douteuse la veille du jour de l’exécution).
Enfin ils s’établirent dans leur hacienda sous le « règne » de Porfirio Diaz à la fin du XIXe siècle. Mais l’hacienda ne pouvait nourrir tous les enfants. Les cadets vinrent s’établir à Mexico et adoptèrent la profession d’avocat. Il est d’usage dans la famille de penser que les cousins de Mexico sont « libéraux » et les cousins ruraux du nord, « conservateurs ». Le grand père de Teresa est né et a grandi dans le nord, mais est venu étudier à Mexico pendant la révolution. Une anecdote familiale dit que Pancho Villa, l’un des héros de la révolution dans le nord, laissait ses filles à la garde la maman du grand père de Teresa, une femme « sobre » et proche des paysans, et lui disait : « si tous les hacenderos avaient été comme vous, il n’y aurait pas eu de révolution. »
La fin des années 1920 est le théâtre de violents affrontements entre l’armée fédérale et les insurgés cristeros, ces catholiques qui au nom de leur foi prirent les armes contre l’État révolutionnaire et anticlérical du président Plutarco Elias Calles. Le grand père était évidemment du côté des cristeros. À l’apogée du conflit, nombre d’églises étaient fermées, certains États du Mexique n’avaient plus de prêtres, et le culte ainsi que le catéchisme se faisaient souvent dans l’anonymat des maisons particulières (pour en savoir plus sur cette histoire, lire La Christiade de Jean Meyer). Le grand père assistaient aux réunions de la « ligue de défense des libertés religieuses ». Un soir, à la sortie d’une réunion, un homme mit par mégarde le chapeau du grand père, sortit… et fut assassiné juste après.

Médaille pontificale octroyée à la mère de Teresa pour ses bons et loyaux services rendus à l’Eglise – D.B.
La mère de Teresa était l’aînée de 10 enfants. Elle s’engagea à fond dans la Jeunesse Catholique Féminine Mexicaine (JCFM), car son père ne la laissait pas étudier à l’université laïque. Là elle put toutefois s’y former en théologie et en dogmatique mais aussi en littérature, histoire, géographie, philosophie… et arts ménagers. Mais bizarrement, Teresa fille ne s’est pas trop étendue sur les activités de sa mère à la JCFM.
Sa mère se maria tard pour l’époque (33 ans), sans doute en raison de son engagement intense dans la JCFM (confère la médaille ci-contre) qui n’était pas compatible avec une vie de famille. D’ailleurs, beaucoup d’anciennes dirigeantes sont restées vieilles filles ou sont devenues religieuses, ce qui pose la question du genre promu par les ligues de jeunesse catholiques féminines comme le montre un article de Michela de Giorgio sur la jeunesse catholique féminine italienne dans l’Entre-deux-guerres. Elle épousa un Espagnol exilé au Mexique pendant la guerre civile en Espagne, ce qui causa scandale dans une partie de la famille (devinez laquelle) car en tant que « républicain » on le considérait comme un « communiste ». Bien que modérée, elle adopta les idées progressistes de l’époque et put finalement assouvir son désir de faire des études en s’inscrivant en littérature anglaise à la UNAM dans les années 1960. Une de ses petites sœurs, également passée par la JCFM et devenue religieuse d’une congrégation française liée à la JCFM, sympathisa avec les idées de la théologie de la libération dans les années 70.
Je n’ai raconté ici que les anecdotes les plus saillantes et de fait, les moins utiles pour ma thèse.
Entretemps, une des soeurs de Teresa est arrivée, Maria*, aussi anguleuse (un vrai visage d’Espagnole) que Teresa est duveteuse, et avec une voix de basse qui contraste avec la voix claire de sa soeur aînée. Maria m’a dit que Teresa avait vraiment « incorporé » la mémoire de leur mère et que j’étais bien tombée.
Je vais les revoir car elles vont m’organiser une rencontre avec des « anciennes » du mouvement que j’étudie.
Et ainsi se conclurent – pour l’instant – trois heures d’exultation doctorale.
* Les prénoms ont été modifiés.